Pour la première fois depuis 2012, le chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan, s’est rendu dans la région autonome, en dépit des critiques de son gouvernement sur le sort des Ouïgours. Ankara compte sur Pékin pour diversifier ses sources de financement.
En visite officielle en Chine, le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, a passé une journée au Xinjiang, mercredi 5 juin. L’occasion d’une opération de propagande bien huilée pour Pékin dans la région autonome où les Ouïgours, un peuple turcophone, et d’autres « minorités » musulmanes sont soumis à une répression extrême. La veille, M. Fidan avait été accueilli par son homologue chinois, Wang Yi, afin d’évoquer, entre autres, les pistes possibles pour réduire le déficit commercial abyssal, largement défavorable à la Turquie.
Le court déplacement du chef de la diplomatie turque au Xinjiang est inédit. Il s’agit de la première visite d’un responsable turc dans cette région du grand ouest chinois depuis celle du président Recep Tayyip Erdogan en 2012. Une visite qui a de quoi étonner car la Turquie, forte de sa proximité culturelle et linguistique avec le peuple ouïgour et qui accueille sur son sol une forte communauté ouïgoure ayant fui le Xinjiang, est le pays musulman qui a exprimé les critiques les plus vives contre la politique répressive appliquée par Pékin dans cette région. En particulier contre le programme de camps de rééducation et de travail forcé mis en place depuis 2017.
Le compte rendu de la visite dans les pages du Quotidien du Xinjiang indique une pure opération de propagande, comme la Chine en a organisé avec de nombreux ministres et diplomates de pays du Sud, y compris musulmans, pour tenter de normaliser sa politique envers les Ouïgours, laquelle est justifiée par la « lutte contre le terrorisme », selon Pékin.
« Les cultures sont bien protégées »
« Quand je suis arrivé au Xinjiang, en Chine, j’ai constaté que les installations urbaines sont parfaites, que la société est prospère et développée et que les cultures et les langues des différents groupes ethniques sont bien protégées », a déclaré M. Fidan, cité par le Quotidien du Xinjiang. Evoquant la coopération entre son pays et la région, il a émis l’espoir qu’à l’avenir « les deux parties travailleront ensemble pour renforcer la coopération antiterroriste ».
Le quotidien officiel s’est toutefois gardé de relayer les inquiétudes de M. Fidan sur les Ouïgours, « avec lesquels nous entretenons des liens ethniques, religieux et culturels et qui sont d’une grande importance pour nous », a-t-il déclaré, d’après une source citée par l’agence Reuters. Des inquiétudes qui ont été formulées « clairement », affirme de son côté le journal progouvernemental turc Daily Sabah, citant M. Fidan s’adressant aux officiels chinois : « Vous connaissez la sensibilité du monde turc et islamique vis-à-vis de la protection des droits culturels et des valeurs des Ouïghours turcophones. Alléger ces préoccupations et les raisons qui les provoquent serait bénéfique pour tout le monde. »
Le contraste est saisissant avec la position de son prédécesseur, Mevlüt Cavusoglu, qui se tenait au contraire à distance de la propagande chinoise, ayant critiqué par exemple l’encadrement strict d’une visite de l’ambassadeur turc au Xinjiang. « Pourquoi devrions-nous devenir des instruments de la propagande de la Chine ? », avait-il déclaré en 2022. Il avait alors reconnu que les relations avec Pékin avaient souffert du fait que la Turquie « défende les droits des Ouïgours turciques sur la scène internationale ».
Erdogan soucieux de s’écarter de ses alliés occidentaux
Le repositionnement d’Ankara sur les droits des Ouïgours est guidé par des considérations économiques et géopolitiques. Confronté à une inflation qui ne cesse de grimper (75 % en glissement annuel en mai), à une livre turque qui ne fait que baisser et à des réserves de change amoindries, le gouvernement turc est en quête de capitaux étrangers, notamment dans les infrastructures et l’énergie. En mai, le ministre turc de l’énergie, Alparslan Bayraktar, a échangé avec des entreprises chinoises au sujet de projets miniers, d’énergies renouvelables et nucléaires. La Chine se positionne pour construire la deuxième centrale nucléaire turque, en Thrace orientale.
Ankara compte aussi sur Pékin pour diversifier ses sources de financement. Depuis le tournant anti-occidental du président Erdogan de 2016, le recours aux institutions internationales, telles que le FMI ou la Banque mondiale, est boudé. Pour surmonter sa crise économique, Ankara doit trouver des fonds ailleurs, par exemple auprès de la Banque asiatique d’investissements chinoise (BAII ou AIIB), qui lui a accordé 4,3 milliards de dollars (3,95 milliards d’euros) de prêts en février.
Malgré tout, les investissements directs étrangers chinois en Turquie restent infimes (1,5 milliard d’euros en 2022, selon la Banque centrale turque, dernier chiffre connu), comparés à ceux des Pays-Bas (plus de 26 milliards d’euros). Autre asymétrie, les exportations turques vers la Chine se sont chiffrées en 2023 à 3 milliards d’euros, contre 95,5 milliards vers l’Union européenne.
Avant tout, cette quête d’ouverture vers l’Asie est conforme à la politique étrangère du président Erdogan, soucieux de s’écarter de ses alliés occidentaux et d’approfondir les partenariats tant avec la Chine qu’avec la Russie, perçues comme des modèles fiables. Reste que le sort de la population ouïgoure au Xinjiang est un sujet brûlant en Turquie, où l’opposition nationaliste, au nom de la « turcité » des Ouïgours, mais aussi les tenants de l’islam politique, au nom de la solidarité confessionnelle, reprochent régulièrement au gouvernement d’être trop silencieux sur la question.
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